Les murs

Philippe Lançon
New York, années 1960

Toute sa vie, de Bogota à New York, de Palerme à Londres et de La Havane à Paris, Jesse A. Fernandez a photographié des héros naturels devant des murs, mais aussi, simplement, des murs. Simplement ? Oui et non. Oui, puisqu’il allait dans les villes, Leica en main, et s’arrêtait devant tout ce que le hasard objectif lui mettait sous les yeux, tout ce que ces petites épiphanies pariétales révélaient de gestes, de traces, de temps qui passe. Non, puisque si, comme il l’a dit, la rue était son studio, encore fallait-il voir l’extraordinaire devant l’ordinaire, l’apparition sur la paroi.
Il n’est pas le seul à l’avoir fait, rappelons-nous par exemple Brassaï, mais il l’a fait mieux que d’autres, parce que, devant chaque mur, il y a les fantômes de tous ceux qu’il a photographiés et qui pourraient être là, devant un graffiti, une voiture, un paon, un signe horizontal, des bouts d’affiche, des lettres enluminant la pierre, l’ombre d’un oiseau noir qui paraît s’envoler d’un tableau de chez Braque.  Les héros naturels ont la politesse de s’effacer, comme un modèle quitterait le studio où tous les autres, de l’éclairagiste au balayeur, de la star oubliée à l’assistante qui rêve de la remplacer, ont laissé des marques de leur passage, de leur présence, de leurs émotions, de leurs vies.

Ces traces urbaines ont été déposées par des mains anonymes, mais les compositions, c’est bien l’œil de Jesse A. Fernandez qui les a faites : vision, cadrage, lumière, déclencheur, tirage. Jamais un photographe comme lui n’est aussi proche d’un peintre que lorsqu’il prend les murs qu’il croise au gré de ses déambulations. Seuls les outils sont différents et, bien sûr, le rapport au temps. Il lui faut une demi-seconde pour saisir et fixer ce qu’il a failli ne pas voir. Ce rapport de l’instant à l’oubli est au cœur de l’art photographique. Jamais il n’est aussi net que dans ces petites fresques déposées sur la ville comme des rêves sur la nuit ou des biches sur Lascaux.
Parfois, le résultat touche au miracle, comme ce petit cheval blanc aux jambes coupées, bien droit, plutôt étrusque, qui jaillit du noir sous une inscription qu’il est difficile de déchiffrer. Je pensais d’abord avoir lu : HIVIER WAS HERE. Mais, en déchiffrant d’un peu plus près, il est plus probable qu’on ait écrit : « HI U EM WAS HERE », autrement dit : « BONJOUR TOI EM ÉTAIT CI « . Celui qui a écrit ces mots – appelons-le EM plutôt qu’HIVIER – est-il celui qui a peint le cheval ? S’adressait-il à quelqu’un de précis, ou plutôt à celui, par exemple le photographe, qui découvrirait plus tard ce petit pan de mur ? Sinon, combien de temps s’est-il passé entre ces lettres et cet animal, et dans quel sens ? Un jour, un mois, dix ans, vingt ans ? De quand date la première trace, la dernière ? Pourquoi quelqu’un a-t-il éprouvé le besoin de rappeler ici, je ne sais où, à New York peut-être, la présence d’EM à ceux qui passent, et qui ne sauront jamais qui c’était ? Pourquoi lui ou un autre a-t-il fait ce cheval qui file comme celui du roi des Aulnes dans la nuit ? D’autres mains ont écrit des mots sur le petit animal, sans doute plus tard : Loves sur le cou, Amen sur le dos, Jack sur un bout de patte arrière, Bagel sur le ventre. Le passant se transforme en paléographe : il cherche à deviner les lettres manquantes et, derrière elles, la vie de ceux qui les ont écrites. Jesse Fernandez donne à voir un mystère que rien n’éclaircit, si ce n’est notre imagination.

Je ne sais pas s’il avait lu Marcel Aymé et sa nouvelle Le Passe-muraille, s’il connaissait Garou Garou, le célèbre inconnu qui passe à travers les murs, effectue des cambriolages qu’il signe de ce nom d’où le mot loup a disparu, pour redoubler dans un effet comique la présence de la créature mi-animale, mi-humaine, Garou. Le personnage perd son pouvoir une nuit, en sortant de chez sa maîtresse, et se retrouve coincé pour toujours, tout seul, dans un mur. Les murs photographiés par Jesse Fernandez révèlent peut-être les ombres, ou les stigmates, ou les cris, de ceux qui vivent enfermés dedans.

Philippe Lançon
Septembre 2017