On ne peut réduire en quelques pages l’intense activité de Jesse Fernández durant les dix dernières années de sa vie à Paris, années qui furent aussi celles de notre amitié. Je laisse à d’autres le soin d’analyser les talents du peintre, la grandeur et la diversité de son œuvre. Il m’appartient en revanche de rappeler l’homme de culture et l’humaniste, sans quoi on ne peut comprendre cet artiste singulier et solitaire.
Passionné de littérature, d’histoire, d’anthropologie et de philosophie, ce sont ces disciplines ainsi que son inlassable curiosité pour les rituels et les lieux de mémoire qui vont nourrir ses dernières inspirations. Son œuvre photographique est déjà en ces années-là considérable, ayant évolué en marge de toute école, de tout classement, de toute théorie. Riche d’illustres portraits, regardant l’humanité dans sa diversité. Après le succès des Momies de Palerme et parallèlement aux Retratos, il entreprend un travail qui restera inachevé et auquel je fus associé : il va traquer les gloires défuntes dans leur dernière demeure et photographier leurs sépultures afin de montrer que les apparences de leur vie éternelle sont assez semblables à celles de leur vie terrestre, que ce soit ou non le fait de leur volonté, celle des héritiers ou des pouvoirs publics, bienveillants ou malveillants. On reste dans la mort ce qu’on fut dans la vie : même comédie, mêmes passions dérisoires, mêmes vanités. Il photographie ainsi les sculptures, les bustes, les décorations gravées, les titres, les épitaphes, les outrages du climat, les traces à demi effacées. Quelques noms, dans le désordre : Verlaine, Baudelaire, Mallarmé, von Stroheim, Van Gogh, Flaubert, Léautaud, Debussy, Malraux, Satie, Roussel, Braque, Stendhal, Balzac et Méliès, qui sont aussi ceux dont il admirait l’œuvre.
L’alexandrin de Baudelaire, « On dirait ton regard d’une vapeur couvert », trouve sa pertinence un vilain jour des années quatre-vingt où Jesse, à la suite d’un accident vasculaire, perd l’usage de l’œil droit qu’il retrouvera progressivement. « C’est l’œil viseur, disait-il, celui de mon travail. » Il gagna en réflexion, en profondeur, ce qu’il perdit en acuité visuelle, avec le souci permanent de rendre intelligible le monde sensible. Il avait l’art du signe. Il reste le sémiologue de la photographie, le Leica remplaçant le stylo ou le pinceau, avec toujours le noir, le blanc et l’infinie palette des gris. Subtil mélange d’improvisation et parfois de mise en scène d’un détail (…). Il crée un monde. Il faut le dire, si Jesse est un grand photographe, il ne met rien au-dessus de l’art pictural. Pourquoi consacre-t-il alors ses dix dernières années presque exclusivement à la photographie ? Pour gagner sa vie, certes, mais surtout parce que « je ne peins que dans la douleur, l’anxiété, le mal-être, la névrose. C’est un engagement total, tu joues ta peau. Dans la photo, tu restes à l’extérieur, tu n’impliques pas ton être, tu ne souffres pas. C’est comme un jeu. » J’ai compris ainsi qu’en épousant France (Mazin) et la France, il avait trouvé un amour, une paix, un bien-être, un confort qui rendaient inutiles la catharsis de la peinture. Une sorte de bonheur peut-être.
Mais ce serait offenser sa mémoire que de passer sous silence son caractère : ses partis pris et ses emportements qui nous rappellent que Jesse Fernández est avant tout espagnol, et plus précisément asturien.
Ludovic Py
Extrait de « Tours et détours, de La Havane à Paris », éd. Filigranes, Paris, 2012
* Francisco Quevedo, auteur espagnol du XVIème siècle