Les gangues humaines de Jesse Fernández

Philippe Lançon
Buster Keaton, New York, années 1960

En 1959, à La Havane, une révolution fait bander les vivants et les morts. Un photographe cubain de 34 ans, Jesse A. Fernández, attrape en lumière naturelle la gueule éclatante des acteurs et des figurants : héros, écrivains, artistes, gens de la rue. Il les attrape sur fond fréquemment nu ou peu encombré. Son regard fait le vide autour d’eux pour faire le plein en eux. Une photo de lui sur une plage, avec Castro, indique qu’il ressemble à ceux qu’il suit. Ses portraits et ceux qui les précèdent ou les suivront, à Mexico, New York, Londres, Paris, têtes et corps de célébrités ou d’anonymes, bénéficiant tous de la même intensité de regard et de pensée, sont parmi les plus sobrement vifs que l’on ait fait des années 50 aux années 80.

José Lezama Lima dans un bar, un client chez un barbier, Octavio Paz en costume noir au bureau, un enfant dans un panier colombien, Françoise Sagan dans l’ingénuité distanciée de sa jeunesse, le visage de Bacon travaillé par le vent de la chair, et tant d’autres, de Dietrich à Cioran, de Maria Schell à Severo Sarduy, de Vargas Llosa à Carlos Fuentes, de Miles Davis à Edgar Varèse, de Hemingway à Joan Miró, pris souvent devant un mur nu, face au peloton de résurrection, rejoignant cette danse tantôt alerte, tantôt macabre, où chaque homme devient le concentré d’une époque et de son idée. Si on devait choisir un point de vue, la farandole exposée à la Maison de l’Amérique latine défilerait sous le regard de Buster Keaton vieilli, dans une conférence, la main effleurant une branche de lunettes, saisi dans une violente et indifférente ironie de clown arrêté. Le résultat est là, sous vos yeux : Jesse A. Fernández est l’un des grands distributeurs méconnus de portraits de l’après-guerre.

Banc de brume
En 1959, il a 34 ans. Son ami, l’écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante, le décrit comme « le martyr qui vous regarde. Un dandy délicat dont les déguisements quotidiens nous influencèrent tous : chemise bleue d’ouvrier au boulot, pantalon kaki, chaussures de cuir tanné, et un cigarillo Player toujours entre les lèvres. » On ressemble toujours, précisément, à ce qu’on décide et accepte de voir. Une photo de Fernández fera la couverture de l’édition originale du grand roman festif et funèbre de Cabrera Infante sur La Havane des années 50, Trois Tristes Tigres, longtemps interdit à Cuba.

Le commandant William Morgan, Trinidad, Cuba, 1959

Fernández a commencé par photographier des paysans et des ouvriers colombiens en 1952. Il a continué à Mexico et à New York, épinglant en situation les stars naissantes ou confirmées, avec un sens plastique de la composition et du vide. En 1958, il a filmé et photographié la belle vie à La Havane, jour et nuit. Le souriant et graisseux Batista, le play-boy Rubirosa jaillissant de sa voiture de course comme un héron amidonné, le pas souriant du tout Fangio devant la sienne, entouré de guérilleros castristes venus arrêter sa course ; le barbier du coin de la rue et ce type à lunettes noires, en costume et sombrero blanc, près d’un tableau de loterie, qui anticipe Jean-Luc Godard. Nulle tête n’est anodine. Ce que Fernández saisit des hommes, c’est la gangue, le rêve et le squelette. Il finira par photographier des momies habillées à Palerme, frontalement, à l’autre bout de sa vie. Sous le bleu du ciel, on rit dans les jaunes. C’est une greguería de Ramon Gómez de la Serna : « Le cadavre est une montre morte. »

Voyez le commandant William Morgan, superbe bête pensive aux yeux clairs. Morgan est l’un des rares citoyens américains à s’engager dans la guérilla contre Batista, à Trinidad, dans le groupe de l’Escambray. Il croit à une Cuba libre, mais il n’est pas communiste. Après la victoire, il se rebelle contre Castro, qui le fait fusiller en 1961, à 32 ans. Fernández croit en la révolution, bientôt il n’y croira plus. Il photographie la tête de Morgan en gros plan clair obscur. On dirait un conquistador se changeant sous nos yeux, et par eux, en pierre. Au second plan, la silhouette d’un paysan debout, coiffé d’un sombrero, semble émaner de cette tête comme un banc de brume de la montagne qui l’a rêvé. Dans un livre qu’il lui dédicace en 1985, un an avant sa mort à Paris, l’écrivain cubain exilé Severo Sarduy écrit : « À Jesse Fernández, inventeur d’une manière de capter le visage, le geste, avant même d’être une manière de voir. » (…)

Mi-chair mi-pierre
À Mexico, il photographie Luis Buñuel en chapeau colonial, devant un mur blanc, lentille au cou, visage sévère et sculpté par le sarcasme. Puis Borges, avec sa mère ou sans, vieille tortue civilisée sur fond gris, les doigts d’une main servant inconsciemment d’éventail ou d’aiguille des heures qui passent, comme pour mieux le graver dans l’un de ses poèmes soumis et dédiés au temps.

Alejo Carpentier, La Havane, 1959

Finissons par ce jour de 1959 où il photographie Alejo Carpentier, futur hiérarque du régime castriste. L’auteur du Partage des eaux a 60 ans. C’est l’un des grands romanciers d’Amérique latine, père fondateur du «réalisme magique». Il porte une élégante guayabera dont les motifs géométriques dessinent une pluie de petites ombres carrées ou rectangulaires indéfiniment répétées par lignes de sept. Fernández le photographie comme les autres en lumière naturelle, devant un mur nu, plus sombre que la chemise, sur lequel n’apparaît, légèrement à droite de la tête, qu’une colonne d’ombre. Saisi à la poitrine, il n’occupe que le tiers inférieur de la photo. Au-dessus de sa tête ronde et bosselée au front haut et dégagé, aux cheveux gominés, ce grand pan de mur vide. Carpentier regarde vers la droite, mais son regard est à peine visible, lui aussi disparaît dans la caverne qu’il se crée. C’est un homme trapu, tendu, nerveux. Il a quelque chose de souverainement préhistorique : mi-chair mi-pierre, une statue pleine de grottes. Massive, inquiète. Elle porte toute la puissance des tropiques, d’une aventure politique inédite, et d’une œuvre : un stylo noir, dans la poche gauche, est là pour le rappeler. La photo entière, dans sa simplicité brutale, reflète enfin la ville où elle est faite, cette antique « ville des colonnes » dont Carpentier écrit qu’elle est « une ville d’ombres, faite pour l’exploitation des ombres, ombre elle-même ». Fernández sort les ombres des corps et des visages qu’elles habitent.

Philippe Lançon
Dans Libération, 8 janvier 2013